Le brochet

6/2/09
2 commentaires

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le brochet

 

Mon père, hier, c’était un gros con.

Je me suis demandé comment il pouvait être mon père. Un père c’est bien censé aimer son fils, merde ! Il avait tant changé ces derniers temps. Et puis maman qui semblait toujours d’accord avec lui dès qu’il s’agissait de moi. Il l’avait ensorcelée ou quoi !? Elle était toujours de son côté. J’avais même l’impression qu’elle commençait à prendre son relais. Mais, heureusement pour moi, elle n’était pas devenue aussi conne que lui. Tous mes espoirs reposaient sur elle, pour enfin avoir ma mob. Si j’arrivais à la convaincre – et j’étais sûr de pouvoir – on serait deux contre mon père et il ne pourrait alors plus dire non. Et à moi la bécane ! Elle résoudrait bien des problèmes, d’autant que c’était en grande partie à cause d’elle que mon père était devenu un gros con !

            (…)

Hier soir, il y a donc eu mon conseil de classe. Les profs de Maths, Physique et SVT, ont tous les trois dit que j’avais « démissionné. » C’est clair j’avais baissé les bras. Il fallait que je remonte la moyenne pour avoir une mobylette, mais je m’en foutais désormais. Mon père, qui a reçu la nouvelle comme son propre échec, est rentré furax. J’ai bien dégusté : comme quoi je n’en avais rien à faire de son soutien. Il m’avait payé des cours l’été dernier pour que je réussisse ou au moins que ça n’empire pas, et moi j’avais baissé les bras. Je n’avais donc pas de courage ? Faire des efforts jusqu’au bout aurait été la moindre des choses pour lui témoigner sinon de la gratitude, un remerciement par rapport à ce qu’il faisait pour que mes résultats scolaires se portent mieux. J’avais envie de lui en parler de mes résultats scolaires ! A cause de son acharnement, mes notes avaient baissé en Français, en Anglais, et surtout en Histoire. Il m’obligeait à tout le temps faire des Maths, de la Physique et encore des Maths. Je n’avais plus le temps ni la force de faire autre chose. Alors ouais, j’ai démissionné comme ils ont dit. Et je suis fier d’avoir remonté tout seul mes notes en Histoire. J’étais à deux doigts de lui demander : « Papa, tu sais combien j’ai en Histoire ? » Il n’en savait rien, j’en étais sûr. Il s’en foutait lui de ces notes-là. « Et tu sais qui a la meilleure moyenne de la classe ? » Je n’ai rien dit. J’ai pensé que ça serait plus impertinent de lui sourire. Il m’a balancé une gifle. C’était la première fois qu’il levait la main sur moi, d’habitude c’était la voix. J’ai pensé « gros con » et j’ai pleuré pour qu’il regrette. C’est maman qui est venue me voir pour savoir si j’allais mieux. Pendant le dîner, mon père et moi on ne s’est pas dit un mot. On entendait les mouches voler, même s’il n’y en avait pas une. (…)

J’ai fini mon dessert et je suis sorti de table. Pour qu’il comprenne bien qu’il aurait à me supporter demain à la pêche, je lui ai dit que j’allais préparer ma canne et mon matériel. Il n’a rien dit. Un quart d’heure plus tard, il m’a rejoint au garage. Il venait lui aussi préparer sa besace. Tu parles, elle était déjà prête. Il s’y prenait toujours dix ans à l’avance pour être sûr de ne rien oublier. En plus j’avais vérifié, ses affaires étaient prêtes. Alors, il a commencé à engager la conversation, comme si rien ne s’était jamais passé. Comme si on était les meilleurs amis du monde. Il parlait pêche bien sûr. Il essayait de m’appâter. Qu’est-ce qu’il cherchait à faire ? A s’excuser ? Ben il avait qu’à dire pardon, qu’il regrettait. Ce n’était pas plus compliqué. Si ça se trouve, il voulait juste faire retomber la pression, histoire que demain, la partie se passe bien. Et il parlait, calmement, gentiment. Et je lui répondais, hum hum ou ouais, ou non, en fonction, pas plus. Ça a duré au moins dix minutes. Dix longues minutes pendant lesquelles il a tripoté sa sacoche, vérifié sa canne. Vérifié que je ne lui mènerais pas une salle vie, demain matin. J’étais mort de rire à l’intérieur. Et puis ça m’a gonflé. Je lui ai dit que j’allais me pieuter. Pour le rassurer, lui faire croire que je ne lui en voulais pas, je lui ai dit bonne nuit et lui ai fait un bisou. Rapido. Il m’a alors pris le bras. Je me suis retourné. On était tout près, on se regardait dans les yeux. Il a caressé ma joue, celle qu’il avait giflée. Ensuite il a posé sa main sur mon autre joue pour m’approcher de son visage. Et il m’a embrassé. « Bonne nuit fiston » et il m’a laissé partir. Maman lui avait dit d’aller s’excuser, c’était sûr. J’ai pensé qu’il était un con déjà moins gros. Ça faisait longtemps que je n’avais pas ressenti un truc positif pour mon père. Mais il ne m’avait pas demandé pardon. Avant d’aller dans ma chambre, j’ai pris maman dans mes bras pour lui souhaiter bonne nuit. Je voulais lui dire merci pour avoir parlé à papa. Mais je ne lui ai rien dit, je l’ai juste embrassée.

            (…)

La brume semblait nous attendre juste au-dessus de la surface de l’eau que l’on entendait ruisseler. Les oiseaux chantaient le réveil du matin. Le soleil qui pointait son nez faisait briller les perles de rosée suspendues comme par magie aux pétales de quelques fleurs. C’était magnifique. La nature était un poème. Elle appelait à la paix. Mon père m’avait un jour parlé de l’entropie. Il pensait que cela m’aiderait à m’intéresser à la physique. J’en avais retenu que l’état des choses n’était pas permanent. La vie les détériore, les décompose. Le verre qui tombe se brise en mille morceaux, naturellement. L’effet inverse n’existe pas. Comme le bois qui brûle devient cendres sans que jamais un tas de cendres ne devienne bûche. La nature donnait au rivage un sentiment de paix. J’allais être l’entropie qui ferait tomber le verre en mille morceaux de guerre. Ça devrait être d’autant plus facile que mon père allait être super sympa avec moi. D’une part pour éviter que l’on s’engueule et d’autre part parce qu’il avait à se faire pardonner. Et ça, il avait dû le ruminer toute la nuit, j’en étais sûr.

J’avais tout d’abord prévu de lui saboter son amorce. Il l’utilise à chaque fois. J’avais récupéré en douce le piment en poudre que maman utilise pour faire la sauce piquante du couscous. Les poissons, ils allaient adorer. Je lui ai donc demandé si je pouvais préparer la mixture. Et là qu’est-ce qu’il me répond : « Pas la peine, je l’ai prise au cas où. Ils ont lâché du poisson pour l’ouverture et même si c’était pas hier, du poisson il en reste. En plus, là où l’on est, si ça mord pas c’est que je ne m’y connais pas ! » Et sur ce, il me sourit. Putain, j’étais dégoûté ! Et mon plan ? J’allais justement pouvoir constater si mes désirs allaient être satisfaits, comme je l’avais logiquement escompté. Je lui demandais si je pouvais quand même en faire un peu, ne serait-ce que pour moi, ça me ferait plaisir. Sans oublier le "s’il te plait" magique à la voix d’enfant sage. Bingo ! J’avais son accord. Il n’allait pas le regretter. Je lui demandais qu’il me rappelle la recette pour ne pas qu’il vienne me faire chier quand je serais en plein sabotage. Pendant qu’il préparait ses cannes, je m’activais à ma tâche. Avec bonheur. Ouch ! la poudre rouge, elle piquait rien qu’en la respirant, j’avais intérêt à me laver les mains après ça. Et il ne fallait pas qu’il rapplique maintenant. Pour assurer le coup je lui demandais tout gentiment s’il voulait bien déplier ma canne pour gagner deux minutes et qu’on mouille en même temps. C’était trop cool parce que là, il devait déjà se dire que j’avais passé l’éponge sur hier soir et qu’on allait bien s’éclater. Mais il n’y avait pas qu’hier soir à effacer ! Les boulettes étaient toutes roses, j’avais mis la dose. Je ne voulais pas qu’il les voit, la couleur l’aurait questionné. Mais c’était déjà trop tard. Il s’avançait au-dessus du seau en inspecteur des travaux finis. « Alors, tu nous a fait une belle petite amorce !? » et fatidiquement « mais c’est quoi cette couleur rouge, qu’est-ce que tu as rajouté ? » Et merde ! Et puis comme par miracle – l’entropie peut-être – la lumière. Je lui racontais que j’avais imaginé qu’un peu de ketchup ne ferait pas de mal à l’affaire, plus de couleur et plus de goût ! (Ça, du goût, il n’en manquerait pas !) Ce à quoi il m’a répondu par une tape sur l’épaule et un clin d’œil. « Bien vu ! Elles vont apprécier. » Mon père, quand il parle des poissons, il dit toujours "elles" et jamais ils. Tout simplement parce que pour lui, il n’y a qu’un poisson qui mérite d’être considéré du genre masculin. Le Brochet. Les autres poissons, tous – enfin toutes – des gonzesses. Plutôt cool je trouve. Du reste moi je n’ai jamais attrapé que des gonzesses et il me tarde de sortir Le mâle. (…) Mon amorce avait enthousiasmé mon père qui me demandait de jeter quelques boulettes à son emplacement. J’allais lui proposer, mais qu’il demande c’était encore mieux. Il ne pourrait rien me reprocher, elles étaient censées être pour moi seul. C’était parfait et comme j’arrosais son coin de mes munitions, j’avais un grand sourire. Mon père m’a alors fait remarquer que ça avait l’air d’aller et je lui ai répondu « Bah c’est toujours cool d’aller pêcher, surtout avec toi ! » en lui retournant son clin d’œil de tout à l’heure. Ça ressemblait à de la complicité, mais ma revanche se dissolvait dans l’eau. J’ai amorcé là où j’allais pêcher et mon père a donné le top départ. Comme dans les concours : pendant, chacun gérait sa canne, mais au début et à la fin c’était en chœur. C’était notre petit rituel. Quand j’étais petit, j’aimais aller à la pêche avec lui, rien que pour ces deux moments-là. Quand nos deux bouchons ont tapé l’eau, ensemble, je dois reconnaître que j’étais quand même content d’être à la pêche avec mon père ce matin-là. (…)

Mon père a commencé à nous rappeler nos anecdotes de petits et parfois grands pêcheurs. J’avais l’impression qu’il s’en foutait d’attraper du poisson. Il ne regardait presque plus son bouchon. Juste un coup de temps en temps, histoire de. Remarque, il n’allait pas manquer grand chose. C’est vrai qu’on en avait des histoires ensemble. Et pas que de pêche. Il m’a raconté celle où on avait construit une cabane dans le bois à côté de chez nous. Il avait voulu la montrer à maman, on lui avait dit qu’on lui faisait une surprise. Elle nous savait tout le temps dans ce bois et se demandait ce qu’on pouvait bien y faire. Sauf quand on lui ramenait des cèpes ! Je m’étais planqué dans la cabane et grâce à mon père, je lui avais foutu une de ces frousses ! On s’était bien marré là aussi. Maman non sur le coup, mais après on s’était encore presque pissé dessus. La tête qu’elle avait faite, et ce cri qu’elle avait poussé ! En remontant ma ligne je me suis demandé comment ça avait été possible qu’il me foute une baffe la veille au soir ? Comment c’était possible que mon père soit devenu un con ? Alors que je changeais mon ver en lui faisant croire qu’elles l’avaient sucé (les gonzesses), j’essayais de me convaincre que mon père ne pouvait pas être un con. Je l’ai entendu s’esclaffer. Malgré toutes les fois où il avait pêché, il n’avait jamais pensé que son ver se faisait sucer par des gonzesses. Et puis il a rectifié. « Je ne te l’ai jamais dit mais maintenant t’es assez grand pour connaître la vraie raison. » La vraie raison de quoi je me suis demandé – la vraie raison pour laquelle t’es devenu un con ? – et il a continué son explication : « Si je dis "elles" pour les poissons et "il" pour le brochet, c’est parce que tous les poissons sucent l’appât et le brochet, lui, le croque ! » Au même moment qu’il disait croque, il minait la scène avec sa bouche avant de rajouter « et il l’avale » en avalant lui aussi. C’est à ce moment-là que je me suis dit que je préférais quand même qu’il soit con comme ça. « Les unes sucent, l’autre croque ! il mimait en même temps. Qu’est-ce t’en penses ? » J’attendais de voir.

(…) Ça faisait bientôt deux heures qu’on était davantage en train de tchatcher, surtout lui, que de pêcher. L’harissa avait largement eu le temps de disparaître. Les poissons dérangés un peu plus tôt retrouvaient leur territoire. Mon père trouvait bizarre qu’il n’ait toujours pas eu une touche. Je lui expliquais, comme il l’avait fait pour moi quand j’étais petit, qu’une pêche poissonneuse était aussi silencieuse. Et vu qu’il n’arrêtait pas de parler, et qu’on se marrait quand même pas mal, c’était pas surprenant qu’il n’ait pas de touche. Les poissons n’allaient pas rester à nous écouter alors qu’on se tordait de rire en agitant devant leurs yeux un ver endormi par sa voix ! Alors il m’a dit en déconnant mais en étant sérieux, que maintenant c’était sérieux ! Au bout de deux minutes, même pas, il avait sa première touche et il sortait sa première gonzesse. Putain, dans le feu de l’action j’avais oublié de remettre un peu d’amorce. En plus les arguments du style, comme ça ils arriveront un peu plus vite, ça aurait convaincu mon père. Bon ce n’était pas grave. Ça faisait deux heures que mon bouchon n’avait pas bu la tasse, j’avais envie d’avoir des touches. Finalement, de m’être remémoré ces bons souvenirs m’avait redonné envie de sortir de la friture ou mieux encore. Fidèle à son habitude, mon père avait déconné avec sa première prise. Et rien que pour ça, j’étais content qu’il ait eu cette touche. La première gonzesse qu’il attrapait, il lui donnait toujours le nom de la première fille avec qui il était sorti. Il avait 13 ans, elle 15. Il en avait été fier à l’époque. C’était sa première pelle, et en plus avec une fille de deux ans son aînée. Je suis sûr qu’il avait dû se la péter grave devant ses potes ! Donc là, il venait de remonter une tanche et il était en train de lui dire amoureusement : « Ô Françoise ! Ma douce Françoise, mais où donc étais-tu passée, pendant toutes ses années. J’ai attendu, attendu, mais tu n’es jamais revenue. Alors j’ai fait ma vie, avec une autre. J’ai eu un enfant, un garçon, comme tu l’avais toujours espéré. Tu tombes bien il est là. » Il tendait le poisson vers moi : « Françoise, je te présente Thomas, mon fils. Thomas, dit bonjour à Françoise.

– Bonjour Françoise. J’étais obligé de lui dire bonjour, c’était vraiment trop excellent son sketch.

– Thomas retourne-toi je te prie. » Alors je me retournais, mais je savais déjà ce qu’il allait dire et faire. Il prenait sa voix mielleuse : « Françoise ?

– Oui Francis, il se répondait d’une voix aiguë.

– J’ai très envie de t’embrasser

– Oh, Franciiiiis !» Et il l’embrassait. La tanche, pas Françoise !

Enfin, il concluait, comme à chaque fois, de sa voix grave : « Françoise ?

– Oui Francis, voix aiguë

– Tu as bien changé ! » et il s’essuyait la bouche avant de la jeter dans la bourriche. C’était toujours la même chose, et franchement, c’était vraiment excellent. Bien sûr, comme à chaque fois, j’étais mort de rire. La première fois qu’il me l’avait fait, j’étais un peu plus jeune. J’avais été dégoutté quand il avait embrassé le poisson. Maintenant, je n’attendais que ça. Je n’ai pas ri longtemps, je venais d’avoir une touche. Mon bouchon était en train de se noyer. J’ai donné un petit coup de poignet, bien sec. Juste ce qu’il fallait. Pas comme quand j’apprenais encore. Je tirais un grand coup en arrière et ma canne jaillissait de l’eau telle un lasso. Mon père avait raison, on n’était pas au cirque ! Trois tours de moulinet, et j’ai vu sortir de l’eau une belle petite carpe. La canne pliait, j’étais content. Secrètement, je l’ai appelé Jessica, le prénom de ma première copine. Je me suis caché de mon père et je l’ai embrassée sur la bouche. (…)

Lors de la pause sandwich mon père est revenu sur ce qui nous avait séparés hier soir. Je n’ai rien dit. Je l’écoutais, la bouche pleine. « (…) » Nos cannes étaient restées dans l’eau. Mon père leur avait attaché une petite clochette. Juste en cas. Si un gros passait, ça aurait été con de le manquer. Et alors qu’il commençait à dire des choses avec lesquelles j’étais bien d’accord, le grelot a retenti. Super fort. Ça devait tirer ! Mon père surpris ne bougeait pas. Je lui ai dit que c’était sa canne qui l’appelait. Il ne fallait pas qu’il attende. D’un pas rapide il est allé s’emparer de sa ligne et une fois le fil tendu, s’est tout de suite retourné vers moi. J’ai vu son regard changer. Il souriait. Pas de la bouche, des yeux ! Je n’avais jamais vu quelqu’un sourire des yeux. Mes lèvres souriaient à leur tour : « Qu’est-ce qu’il y a ?

– C’est pas une gonzesse, c’est Môsieur, et je crois qu’il te demande. » Il me tendait sa canne. Et moi, je restais planté là ! J’avais peur. J’avais la trouille de ne pas pouvoir le sortir.

(…)

 

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Commentaires :

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  • Vinesainte dit :
    28/4/2009 à 12h 12min

    Nonor, promis, je m'occupe prochainement de mettre la suite en ligne (je viens d'être papa, ca occupe ;-)) A+ alors

  • Nonor dit :
    27/3/2009 à 12h 12min

    oui je suis arrivé jusqu'ici !




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