Picnic

25/6/08
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Je me souviens des picnics de mon enfance. L’herbe verte et ces fleurs jaunes que l’on appelle bouton d’or. Pour savoir si nous aimions le beurre, je cueillais une de ces fleurs que je plaçais sous nos mentons. Si un reflet jaune apparaissait, alors nous aimions le beurre. Ma peau restait rose, mais j’ai toujours aimé le beurre. Maman l’achetait à la ferme. Directement produit par Monsieur et Madame Duchemin. C’est marrant parfois les noms de famille qu’ont les gens. Duchemin en un seul mot, mais je ne pouvais m’empêcher d’en voir ou plutôt d’en entendre deux. Et je m’imaginais toujours Emile et Georgette au bout du chemin. Encore aujourd’hui je ferme les yeux et je les y revois. Leur ferme était tout au bout d’un long chemin de gravier, un bon kilomètre pour sûr. Et je me souviens de maman qui pestait parfois en disant qu’ils portaient bien leur nom ces deux-là, à habiter si loin. Elle voulait dire si loin au bout du chemin. (…)

Non, il n’y a pas un picnic dont je ne me souvienne pas ! L’herbe y était toujours verte. Parfois humide, parfois en fleurs, parfois haute. Parfois fraîchement fauchée dans le pré voisin. Il y avait lors de ces picnics une odeur d’herbe formidablement ennivrante. Les Duchemin, encore eux, avaient des champs – tiens en voilà un autre nom de famille, Deschamps – les Duchemin, donc, avaient des champs où ils cultivaient de l’herbe pour nourrir leurs vaches. Qu’est que cela sentait bon quand nous allions chercher le lait et qu’ils venaient tout juste de passer la faucheuse. Je me rappelle également de l’odeur des bouses de vaches. Chez les Duchemin tout le temps, sinon parfois au hasard, soudainement sur les routes de campagne. Je ne sais pas si c’est parce que les vaches mangent cette même herbe que leurs déjections sentent aussi bon à mes narines. Je ne parle que de la bouse ; les autres cacas, on est d’accord, cela pue. Mais celui-là, la bouse fraîchement déposée dans le pré vert, elle régale aujourd’hui encore mes trous de nez. Sans aucune autre explication. C’est vrai, comment expliquer que l’on aime une odeur et pas une autre ? Et pourquoi sous prétexte que c’est de la merde, cela ne devrait pas sentir bon ? Ma mère, par exemple, n’aimait pas vraiment aller chercher le lait car l’odeur lui déplaisait. Ces jours où je la sentais plus énervée qu’à l’habitude, je jouais au naïf et lui demandais, alors qu’on attendait que Georgette remplisse nos bidons de lait chaud tout juste trait, pourquoi elle se bouchait les narines ? « Argh ! mais ça pue la merde ! » Juste assez doucement pour que Georgette et les vaches n’entendent pas. Cela me faisait rire de l’observer se défouler en quelques mots que sa bouche n’aurait en d’autres circonstances jamais permis à mes oreilles d’entendre. « Argh ! mais ça pue la merde ! » Sous-entendu, mais tu sens pas que ça pue et que ça me fait chier de devoir supporter cette puanteur, juste aujourd’hui où y a un truc je-ne-savais-pas-quoi qui tourne pas rond. Et moi je prenais mon pied via mes narines, sans rien dire à personne, j’avais peur de me tromper à jouir de cette odeur de merde. Mais je me rassurais en me disant que secrètement Georgette et Emile devaient eux aussi aimer cela. Sinon pourquoi vivre dans une ferme avec des vaches. Logique d’enfant, jamais ne ment ! J’en avais de même déduit que contrairement à moi et maman, ils aimaient la fiante des canards puisqu’ils en élevaient aussi. Qu’est-ce qu’ils empestaient ces foutus canards ! Insupportable. J’ai compris à cet âge-là que tout le monde n’aimait pas les mêmes choses, que chacun avait ses propres goûts. Emile, Georgette et moi aimions l’odeur de bouse de vache contrairement à Maman, et ils aimaient l’odeur des déjections de canards que nous détestions. Peut-être n’aimaient-ils pas l’odeur que dégage la gueule du chiot euphorique qui léchouille, cette odeur unique et indescriptible à tout jamais enfouie dans ma mémoire ? C’est ainsi que j’acceptais de ne pas aimer le chou-fleur que Maman aimait et cuisinait et que je ne m’étonnais pas de découvrir que Papi n’aimait pas le chocolat. Du chocolat, Maman en amenait toujours une plaque pour le picnic. Spontanément, juste pour se faire plaisir, pour nous faire plaisir. Moi, j’aimais sucer les carrés, pour les faire durer plus longtemps. Papa, lui, croquait dedans et en deux secondes il avait liquidé sa ligne de carrés. Je sentais encore fondre le premier sur ma langue et je trouvais incroyable qu’il les mange aussi vite. J’ai essayé de croquer mon carré un jour, pour voir. Je me suis retrouvé à sucer les petits morceaux éparpillés dans ma bouche. J’ai eu l’impression de manger du chocolat sans m’en rendre compte. Alors depuis je le suce. C’est bien meilleur. Essayez, vous verrez. Papa continue de le mâcher, il trouve que c’est trop long sinon. Cela me fait penser à la façon dont mangent les chiens. Certains, la plupart, tu leur donnes un bout de je-ne-sais-quoi, un truc qu’ils-aiment-en-tout-cas et ils t’avalent ça en deux coups de dents histoire de dire qu’ils ont mâché avant d’avaler. Mais je ne suis pas dupe. Je sais bien que ce ne sont pas deux coups de dents qui vont hacher le bout de je-ne-sais-quoi, un truc qu’ils-aiment-en-tout-cas. C’est à cela que servent les dents, non ? C’est bien pour la même raison que pour les hommes ? Logique d’enfant, jamais ne ment ! Maman me disait parfois, quand je mangeais trop vite, un peu comme ces chiens dont je viens de vous parler : « n’oublie pas de mâcher. » Ah tiens ! ben justement, eux j’ai bien l’impression qu’ils oublient de le mâcher ce bout de je-ne-sais-quoi, un truc qu’ils-aiment-en-tout-cas. Et si ce bout de je-ne-sais-quoi, un truc qu’ils-aiment-en-tout-cas est vraiment un truc qu’ils-aiment-en-tout-cas, il faut qu’ils le dégustent, qu’ils savourent. Au lieu de cela, vite j’avale, vite tu m’en donnes un autre, vite j’avale et vite, vite, ah c’est fini… et ça couine ou ça aboie. Ah suffit ! Fallait déguster ! Certains chiens, la plupart, ne sont que des goinfres. Il n’y a que la bouffe et quand elle est là, je la fais disparaître au plus vite, vite avant qu’elle ne disparaise, vite j’en profite, vite. Elle n’est plus là ! Tiens j’avais raison de faire vite, tout a disparu, la prochienne fois j’irai plus vite, Ouaf ! Logique d’enfant, jamais ne ment, je croyais que leurs papilles gustatives étaient dans leur ventre. Tu parles ! (…)

Des picnics (…) j’en ai collectionné pas mal, sans jamais vraiment m’en rendre compte. Chacun renfermait déjà son supplément d’émotions et j’y repars faire un tour au creux de ma mémoire quand l’envie me prend … ou quand je me surprends à revasser du temps où j’étais trop petit. Pas assez grand pour me hisser jusqu’au plan de travail, plan de cuisine où le "petit gâteau" de Maman commençait déjà à prendre forme. « Le "petit gâteau" de nous », comme j’expliquais à Papa, était le gâteau que nous cuisinions Maman et moi pour combler le petit creux qui se forme quand quatre heures sonnent. « Le "petit gâteau" de nous » était un des rituels de nos picnics qui, bien plus qu’un déjeuner pas comme les autres parce qu’assis dans l’herbe, était un long moment d’échappée libre dans la nature où le repas ressemblait aux préliminaires d’une excursion vers dehors, vers nous-mêmes. Et pour moi tout gamin, me hisser sur une chaise pour me grandir à la hauteur du saladier magique pour accompagner Maman jusqu’à ce que mon doigt dans la pâte je lui confirme : « Oh oui c’est délicieux, ça va faire un bon gâteau », c’était déjà comme me rouler dans l’herbe ou l’écouter siffler avec les oiseaux. Papa m’avait expliqué que Maman pouvait parler avec les oiseaux. Ils nous invitaient à passer l’après-midi dans leur salon et la moindre des choses était de leur dire merci, voire de discuter un peu avec les plus bavards. Ce que Maman faisait donc. Moi, ne parlant pas l’oiseau à cette époque, j’étais chargé de distribuer çà et là des petits bouts de pain racis patiemment collectés pour l’occasion. Merci. Et c’était toujours avec grand émerveillement que je contemplais nos hôtes se joindre à nous pour pique-niquer. Le plus assidu était un oiseau aux couleurs bleue et jaune, bien improbables pour l’enfant que j’étais. Unique à mes yeux, j’avais imaginé que c’était à chaque fois le même oiseau qui nous accueillait. Je l’avais surnommé "Le beau". Après quelques années de rêve Maman m’avait expliqué qu’il était une mésange bleue et qu’il en existait plein en France et dans le monde. J’avais dès lors surnommé toutes ces mésanges "La belle" et je m’étais réjoui de savoir qu’il y en avait tant, tant j’avais craint que "Le beau" décide un jour de ne plus venir nous accueillir. Maman m’avait également fait rêver de longues années avec son histoire de vaches et de chocolats. Nous étions bien souvent entourés de prairies parsemées de vaches uni-, bi-, ou multicolores. Les vaches noires étaient celles qui produisaient le chocolat noir, les blanches le chocolat blanc. Les vaches blanches à taches noires, mélangeant chocolat noir et blanc, réalisaient le chocolat au lait. Génialement incroyable. Quant aux vaches maronnes, elles, elles confectionnaient le praliné que l’on pouvait trouver à l’intérieur de certains chocolats, comme les œufs de Pâques par exemple. Enfin, les vaches blanches à taches maronnes et blanches maronnes et noires avaient la particularité de faire du nougat ! J’avais trois ans et le rêve allait durer cinq longues années jusqu’à ce que je comprenne que maronnes, blanches ou noires, les vaches donnaient le même lait. Ah Maman ! Je m’étais alors demandé si les moutons donnaient véritablement la laine pour les tricots de Mamie ou si c’était là encore une invention de Maman. Oui, Mamie tricotait sans fin des pullovers pour toute la famille. En vraie laine de chez Phil-biip-dar, faits main, tricotés avec amour, art et patience. Surtout avec amour, celui qui tient chaud quand il fait froid dehors, et qui devient tout doux lorsque l’on n’a plus froid. Avec un joli Mickey devant, comme un vrai pull directement acheté chez Walt. Dix nez rouges dans le dos et un tout seul devant, c’était mon tricot préféré. Le tricot des clowns, offert pour mes dix ans quand j’étais encore émerveillé par les spectacles de ces drôles de personnes tristes à mourir de rire. Les rares fois où du cirque était programmé à la télé, nous le regardions ensemble avec Papa. Nous avons également eu la chance d’aller quelques fois en voir. Impressionnant… Impressionnant de voir Mamie aiguilles sous les aiselles, pelote de laine obéissant au doigt et à l’œil, tricot petit qui devient grand sur les cuisses. Dessus dessous, clic clic clic, le tricot se forme sur une aiguille, est transferé sur l’autre et ainsi de suite … tricot petit qui devient grand sur les cuisses à une vitesse de grand-mère accélérée. Au début j’en étais content de ces tricots d’amour qui tiennent chaud. Puis vers treize ans j’en ai eu honte. Cela se voit de suite un tricot fait maison. Quand les copains portent le dernier pull ou sweat à la mode, tu ne peux plus avoir chaud dans un pull de Mamie. J’ai souvent eu froid. Mamie a arrêté presque miraculeusement de tricoter et les derniers ont vite été cachés au fond de l’armoire pour signifier à Maman que j’avais grandi et que les tricots c’était fini. Pas tout à fait en réalité. Pour mes dix-huit ans j’ai demandé à Mamie qu’elle me tricote un pull comme avant. Un pull avec de l’amour à l’intérieur, qui tient chaud et qui rend doux. Un pull qui dit qui je suis. Un pull qui dit que je suis fier d’avoir un pull à moi, pour moi. Unique. Unique comme une Mamie. Ce tricot je l’ai longtemps porté, souvent dans des occasions particulières. A Noël par exemple. Ou quand j’ai passé mon permis de conduire. Il a vieilli avec moi et si je n’ai plus trop grandi après mes dix-huit ans, je ne le porte plus aujourd’hui, trop soucieux de le voir s’abimer. De temps en temps je vais le chercher au fond de mon armoire. Je l’enfile un instant. Je respire profondément. Je pense à Mamie. Je ferme les yeux. Je la revois. Assise. Appliquée. Aiguilles sous les aisselles. Tricot petit qui devient grand entre les cuisses. Vitesse de grand-mère accélérée. Comme c’est allé vite. Elle est partie plus vite que je n’ai grandi. Après un dernier tricot. Après tout plein d’amour, de soirées au coin du feu, d’histoire d’autrefois et de recettes anciennes. Tartes et crèmes, jardinières de légumes. Bœuf bourgignon façon Mamie. Couscous façon Mamie. Bisous façon Mamie. Façon Mamie. Je rouvre les yeux parfois mouillés, toujours humides et je quitte mes souvenirs. Je les plie avec soins et les range dans l’armoire jusqu’à la prochaine fois. Entre temps je crois que je les oublie, mais c’est plus simplement vrai que je n’y pense pas. Cela fait parfois un peu trop mal, mais c’est bon de temps en temps d’aller les retrouver. Mamie, mes souvenirs d’enfance, tous ceux et celles qui ne sont déjà plus là. C’est quoi la différence ? Loin des yeux mais jamais loin du cœur. Quand je me sens seul, je ferme les yeux et, très haut dans le Ciel ou très loin sur la Terre, je les retrouve en un instant. Mon fils qui vit de l’autre côté du globe ou Papi-Mamie, chacun à sa façon n’est pas là. C’est quoi la différence entre ailleurs ? Ailleurs trop haut ou ailleurs trop loin. Ils reviennent tous un peu quand je le veux et ceux qui ne sont jamais vraiment là ne sont finalement jamais vraiment partis. C’est quoi qui bouge en moi et qui coule le long de ma joue, sinon mon fils que je ne peux serrer dans mes bras, Papi-Mamie sûrement fiers de moi ou tous ces picnics d’autrefois.

(…)

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Commentaires :

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  • Jacqueline dit :
    01/7/2008 à 12h 12min

    Je suis encore toute émue par ce que je viens de lire et m'empresse de t'écrire avant que mon quotidien n'émousse les divers sentiments que tu as su créer et communiquer. Dans ton récit on y trouve tout: tendresse, drôlerie, tristesse, odeurs, parfums, fraîcheur, naiveté, sensibilité, Ton écriture foisonnante donne envie d'aller plus loin dans tes souvenirs. Si par bonheur un éditeur s'intéresse à toi, ce dont je ne doute pas, je serais heureuse de recevoir ton premier livre avec une dédicace. Avec toute mon admiration.




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