La femme de la plage

26/8/08

la femme de la plage

 

Samedi, seize heures, le soleil assomme. A l’ombre d’un parasol de plage et assise sur une serviette qui recouvre le sable chaud, elle scrute l’horizon.
La plage est encore vierge de touristes. L’été, encore jeune, est déjà chaud. Au loin, le ressac des vagues est le silence. La quiétude du lieu ne semble pas être de saison. Demain l’agitation générale s’imposera en règne estival. Cris et jeux d’enfants, dérobées de sable, joies et querelles familiales, sifflets des maîtres nageurs sauveteurs, pralines à Jojo, … Demain seulement. Aujourd’hui on peut entendre mouettes et goélands. J’ai entendu les pas de ma femme dans le sable mouvant lorsqu’elle est allée se baigner. Je suis resté sur ma serviette. J’aime bouquiner, allongé sur la plage. J’étais attentif à mon roman jusqu’à ce que j’entende cette femme scruter l’horizon. Maintenant, je l’observe. Tout est calme et paisible, pourtant la pertinence avec laquelle elle explore le lointain, la main en visière sur le front, finit par m’inquiéter. Elle est immobile depuis trop longtemps. Que cherche son regard ? Qu’attend-elle ? Qui ? Elle n’était pas seule. Elle l’est à présent.

Lundi, sept heures. (…) Dans les pages locales un article vient retenir toute mon attention. « Elle tue son mari dans un accès de folie. » Cette phrase écrite en gras m’interpelle et me fronce les sourcils. Dans quel monde vivons-nous pour qu’une femme en arrive à tuer son mari ? Il est décidément difficile de comprendre les gens. D’imaginer même ce qui peut bien se passer dans leur tête. 

(…) L'article disait en somme. Samedi soir, une femme tuait un homme. Le dimanche matin elle appelait la gendarmerie pour signaler le décès de son conjoint. Un quart d’heure plus tard les gendarmes retrouvaient Monsieur François Carlet, quarante-deux ans, dans son lit, dans son sang. Son torse criblé de nombreux coups de couteau. Madame Emmanuelle Carlet, de deux ans son aînée, avait accueilli la gendarmerie en robe de nuit, maculée du sang de son époux. Elle avait assuré s’être réveillée aux côtés de son défunt mari. C’est alors qu’elle avait averti ceux qui l’interrogeaient. Son grand calme avait éveillé les soupçons. Soupçons rapidement confirmés par cette « femme lucide et consciente des conséquences de ses actes, pour son mari et pour elle-même » avait déclaré un des officiers. Elle avait précisé que depuis vingt ans qu’ils étaient mariés, elle ne l’avait jamais vraiment aimé.
En revanche, elle n’avait pas précisé et l'article n'avait donc pas dit que jeune et immature, elle s’était laissée enrôler par les charmes d’un homme plus jeune qu’elle et à l’avenir très prometteur. Un jeune homme dont le père, déjà d’un certain âge, dirigeait une société très fructueuse, qu’il lèguerait bientôt à son unique fils. Matérialiste et sans expérience de l’amour, elle avait cru l’aimer quand il l’avait demandée en mariage. Son père était mort peu de temps après et n’avait pas eu le temps de lui transmettre solidement le témoin. La difficile tâche de président directeur général, à seulement vingt-trois ans, avait révélé en lui l’homme qu’il était réellement. Il s’était mis à boire et il avait commencé à lever la main sur elle. Avant le poing et le ceinturon. Ils témoignaient de son pouvoir. Elle était faible, impuissante. Vulnérable et soumise. Il se sentait respecté, il se sentait homme. Elle savait qu’il l’aimait. Elle acceptait parce qu’elle espérait des temps nouveaux. Trop jeune, manquant d’autorité naturelle et d’expérience, il était un patron faible, impuissant. Vulnérable et soumis aux exigences de ses employés, à leur manque de respect. Le charisme de son père et le chemin tracé et arpenté imposaient le respect. Il avait tout à prouver. Qu’avait-il fait ? Il était le fils de son père. Point. Elle, femme d’intérieur, s’occupait d’une maison comme personne. Que faisait-elle quand lui, forgeant pour devenir le forgeron respecté qu’était resté son père au-delà du trépas, se trouvait seul face à la mêlée ? Rien. Alors, en fonction de ses états d’âme professionnels, il la battait et se sentait enfin supérieur, … aimé. Elle, espérait, encore et toujours. Après avoir surfé le creux de la vague, il avait à force de courage et de pugnacité redonné à son personnel l’honneur de travailler pour leur entreprise. L’essor avait repris, il avait fini par être respecté et se sentait soutenu. Il avait été anonyme et l’alcool avait disparu, son sang chaud avait refroidi. Il n’avait jamais été tendre, mais il n’avait plus levé la main sur sa femme que pour la lui passer dans les cheveux. Elle le craignait toujours. Elle avait cessé de croire qu’elle l’aimait quand d’autres avaient commencé à le considérer. Elle avait également compris qu’elle n’aurait pas d’enfants. Durant ces longues années intermédiaires, de bonheur factice, le sentiment qu’elle avait raté sa vie de femme avait grandi, inconsciemment. Et comme il semble difficile d’échapper à son destin, il l’a rattrapée. Son mari a fait faillite deux ans avant ce samedi soir de désespoir et de folie. Il s’est alors remis à boire et les coups ont plu, de plus belle. Jusqu’à ce samedi soir exutoire. Désespérée, à bout de tout et emportée par un accès de démence elle l’a poignardé.

Pour expliquer son geste, elle est revenue sur cette dernière journée. Elle avait entraperçu sa libération l’après-midi même. Elle et son mari étaient allés à la plage. Leur première sortie depuis bien longtemps. Lui, il aimait avant tout nager dans ces étendues d’eau salée. Certains se seraient sentis infiniment petit dans cet infiniment grand. Dans l’océan, il faisait partie de l’immensité et se sentait lui-même immensité. Ce qu’elle aimait de la plage était la plage. Elle ne se baignait jamais. A l’ombre d’un parasol, elle sentait mieux la chaleur du sable. Elle aimait respirer l’air du large et sentir le vent sur son corps presque nu et dans ses longs cheveux. Elle aimait par-dessus tout le bruit des vagues. Elle ne s’était jamais dit que ces vagues dont elle appréciait tant le va-et-vient était à l’image de sa vie. Elles étaient les marées. Haut et bas, sans cesse répétés. Ces vagues ne prendraient jamais le large, condamnées à venir s’échouer sur le rivage. Elle y songea pour la première fois cet après-midi-là. Puis elle se mit à espérer que ce soit son mari qui prenne le large, emporté par l’une de ses vagues voulant goûter l’horizon. Assise sur sa serviette, elle scruta cet horizon. Y verrait-elle son mari ?

(…) C’est à peine croyable. Je la revois encore, assise sous son parasol à regarder le lointain avec insistance. Jusqu’à ce que la plage s’agite. Les maîtres nageurs d’abord. On se croirait dans "Alerte à Malibu", mais aucun ne gonfle le torse et aucune musique n’accompagne leur course. La personne qu’ils vont secourir n’est pas un acteur simulant la noyade. Je ne cherche pas les caméras. J’ai bondi de ma serviette, comme tant d’autres. Ma femme se baigne. Au bord de l’eau chacun fait le compte des siens. Je la retrouve dans mes bras. Elle m’interroge, mais personne ne sait. Pas encore. Deux minutes. Longues. Les sauveteurs ramènent un corps inanimé. C’est une jeune fille. Sa mère vient de s’allongée dans le sable mouillé à quelques pas de nous. Un sauveteur vient la ranimer, tandis que deux autres tentent de réanimer sa fille allongée dans ce même sable. Tout près, celui qui l’a sortie des eaux reprend son souffle et ses esprits. Je l’observe un instant. Il est juvénile. Il vient d’être un homme. Je crois qu’il pleure. Un 4x4 arrive. La mère revient à elle. Son cri en témoigne. Le sauveteur reste avec elle. Les autres s’activent toujours à leur tâche. Massage cardiaque et bouche-à-bouche. Il leur faudra deux minutes. Longues. La jeune fille respire maintenant. Ses poumons ont expulsé l’eau salée. Elle reste inconsciente. Le 4x4 emmène la mère et la fille. Les MNS nous rassurent, elle va s’en sortir. Un hélicoptère les emportera. De retour à nos serviettes, je constate que je discute de l’incident avec le mari de la dame au parasol. Elle n’a pas bougé et fixe encore et toujours le lointain.

Quand le coup de sifflet des maîtres nageurs a retenti, quand l’agitation s’est emparée de la plage, j’ai couru vers le bord de l’eau. Je craignais pour ma femme. Alors qu’elle semblait chercher quelqu’un au loin – quelqu’un que je supposais être son mari – elle n’a pas réagi comme nous l’avions tous fait par peur pour l’un des nôtres ou par curiosité. Elle est restée impassible sous son parasol, main sur le front, regard ailleurs. Alors en revenant où je l’avais observée et m’étais déjà interrogé sur elle, avant …, j’ai pensé qu’elle avait dû être tétanisée par la peur. Cette même peur qui m’aurait permis de braver l’océan si celle qui est mienne avait couru le moindre danger. Cette peur qui m’avait fait la serrer si fort contre moi, la croyant perdue.

Son regard se tourne soudain vers nous et croise celui de l’homme pour lequel elle a espéré. Maintenant que nous sommes tout proches je peux voir cette larme qui n’en finit pas de couler le long de sa joue avant de s’abandonner dans le sable où elle se noie. L’angoisse vient de couler en un trop plein de joie face au retour de celui qu’elle aime. Trop plein d’amour. C’est au moment de perdre ce qui nous est cher que nous réalisons combien il nous est cher. Il est à présent près d’elle. Elle ne le regarde plus, bien au contraire. Elle semble nier sa présence. Sans doute sa façon de lui rendre ce qu’elle vient de vivre. Il y a quelque temps de cela j’ai assisté à un fait comparable : un enfant imprudent avait manqué de se faire renverser en traversant la route et sa mère, larme à l’œil, lui avait retourné une paire de gifles qu’il n’était pas près d’oublier. Parler n’est pas toujours nécessaire. Elle enfile short et chemisier, plie sa serviette et quitte la plage sac en mains. Il reste bête un instant avant de nous jeter un regard de dépit. Il plie le parasol, rassemble ses affaires et quitte la plage à son tour.

« Ça va ronfler en rentrant ! Ça faisait un moment qu’il était à la flotte. Quand on est arrivés il y était déjà. C’est en revenant à la serviette que j’ai compris que c’était son mari. Il a passé son après-midi dans l’eau ! T’as vu le gras qu’il a ! Quand elle a entendu les sifflets elle a pu penser qu’il avait fait un malaise dans l’eau. Ça faisait dix minutes que tu y étais et j’ai cru qu’il t’arrivait quelque chose. Heureusement que j’ai pas réagi comme elle. C’est débile comme réaction », j’ai ensuite commenté à ma femme. Ce à quoi elle a répondu : « Arrête de juger les gens ! Si tu avais passé trois heures dans l’eau j’aurais peut-être réagi comme elle ! Ça n’était pas "débile comme réaction", c’était sa réaction et tu ne sais pas ce qui a pu lui passer par la tête à cette femme. Ça peut paraître tout aussi débile quand tu fais l’avion dans le salon quand ton équipe marque un but !

– Non, s’il te plait, là ça n’a rien à voir », elle sait que je m’emporte facilement dès qu’on me critique à propos du foot, alors avant que je ne devienne con elle a posé son doigt sur ma bouche et y a posé ses lèvres salées.

 

Maintenant que je viens de découvrir ce qui s’est passé après leur départ, j’imagine qu’elle n’a pas dû goûter au salé des lèvres de son mari. Je repense aux paroles de mon épouse. Je ne savais pas ce qui avait pu passer par la tête de la femme de la plage.

Je la revois qui scrute l’horizon, longtemps immobile. Que cherche son regard ? Qu’attend-elle ? J’imagine qu’elle espère que son mari sera emporté par le fond et je crois comprendre cette larme qui coule le long de sa joue jusque dans le sable. Je ne peux me défaire de son image : à l’ombre d’un parasol de plage et assise sur une serviette qui recouvre le sable chaud, elle scrute l’horizon.

 

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