A ma place

5/7/08
3 commentaires

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Vu les passages supprimés pour l'extrait suivant,


le titre original perd toute sa signification ;
j'intitulerais donc ce qui suit :
Histoire d'un divorce

 
 

(…)

Mon copain Pierre, mon copain depuis toujours, m’a fait beaucoup de peine. Je l’ai vu tout seul dans la cour de l’école, la tête basse, rentrée dans les épaules. Ses pieds envoyaient valser les gravillons en signe de grand désespoir. J’avais bien vu quand nous étions rentrés en classe que quelque chose n’allait pas. C’est le genre de chose que l’on ressent, que l’on peut voir sur un visage. Je l’avais vu sur son visage. Il le cachait maintenant dans la cour de récré. Il avait envie d’être seul, sinon il serait venu jouer avec les copains. Je suis quand même allé le voir, j’avais envie de comprendre. Il avait pleuré, je l’ai vu dans ses yeux. Je ne lui ai rien demandé. Il m’a dit de lui-même ce qui avait coulé sur ses joues. Ses parents avaient décidé de se séparer. C’était définitif et mieux comme ça. C’était donc là le grand désespoir qui s’attaquait aux gravillons. Je n’ai pas su quoi dire, alors je n’ai rien dit. Je suis resté avec lui alors qu’il reprenait la marche de son deuil. J’essayais tant bien que mal de le partager avec lui en baissant moi aussi la tête, en guise de compassion, à défaut de mieux. Alors que mes pas s’accordaient aux siens, mes pensées étaient tout autres. Je sentais grandir en moi la joie d’avoir une famille unie, un papa et une maman qui s’aiment autour de leur enfant. J’en étais fier et je comprenais soudain un peu mieux ce que Pierre pouvait ressentir. C’était tellement rassurant un papa et une maman ensemble que perdre cette union devait être terrifiant. Je ne voulais pas même l’imaginer. La cloche a sonné. Comme tous les autres dans la cour, je suis parti en courant vers la classe en invitant Pierre d’un « Allez, viens ! » Il nous a rejoints, tête baissée. Philibert, le petit malin de la classe a trouvé amusant de signaler : « Qu’est-ce qu’il a aujourd’hui Alençon, il est constipé ou quoi ?! – Si tu savais, tu la bouclerais » m’étais-je senti en droit de lui répondre. J’avais mal pour mon copain. Le soir même, je partageais ma peine pour Pierre avec mes parents. C’étaient là des choses qui arrivaient parfois. C’étaient les choses de la vie, rien de plus qu’une épreuve, qu’une étape. Quelque chose qui faisait mal sur le moment mais qui n’était pas insurmontable. Un peu comme une chute à vélo. Ils n’avaient donc rien compris. Je ne leur en voulais pas pour autant parce qu’ils n’avaient pas vu Pierre comme je l’avais vu moi.

Une semaine plus tard, je repensais à lui alors qu’un grand désespoir me voyait shooter dans les gravillons de la cour de récré. Mon rêve d’une vie unie, d’une vie ensemble, ils venaient de le détruire, ils venaient de m’abandonner, ils venaient de me trahir. Je ne serai plus jamais fier de ma famille comme avant, comme quand on s’aimait encore tous les trois. Quand on était encore tous les trois pour toujours. Voir un toujours se transformer en un plus jamais avait eu quelque chose de terrifiant, mais plus encore c’était l’impuissance qui m’avait paralysé sur la chaise de plastique orange froid de la cuisine plongée dans la pénombre, parce que les crimes ont toujours lieu dans des endroits sombres et ainsi mes parents avaient espéré ne pas voir des larmes coulées sur les petites joues rondes de l’enfant innocent de neuf ans qui vient de recevoir une balle en plein cœur de la main même de ceux qui le font battre. Nous, c’était bel et bien fini et j’étais perdu dans la cour de récré, la tête basse, les yeux mouillés, envie de vomir, envie d’y croire, envie de comprendre. Tellement impuissant. Si sévèrement puni. Pourquoi ? Pourquoi.
Sur le moment je n’y ai pas pensé mais bien vite l’idée s’est manifestée et il a bien fallu que je pose la question. La réponse semblait évidente, mais je n’étais qu’un enfant, je ne savais pas tout. Ils allaient divorcer, ne plus être mari et femme, ne plus s’aimer comme un mari et une femme, mais allaient-ils rester ensemble ? Allions-nous toujours habiter ensemble, dans la même maison, tous les trois ? J’avais eu peur de le demander directement. J’avais neuf ans. Ça n’était raisonnablement pas possible. La réponse était pourtant évidente. Comme les parents de Pierre – contrairement à tous les autres parents de tous les autres enfants – ils allaient vraiment se séparer. J’avais essayé de comprendre pourquoi ça n’était pas possible que l’on continue à habiter tous les trois, ensemble. J’avais essayé… Et puis, ils se sont séparés. Ils m’ont séparé. La maison de maman était à une demi-heure de route de la maison de papa qui avait été jusque là notre maison à tous les trois. Je suis resté avec papa, à cause de l’école. Pierre lui était resté avec sa mère, à cause de l’école. Son père était parti vivre à trois cents kilomètres de là. Il avait eu moins de chance que moi, ce qui ne m’aidait pas à comprendre pourquoi maman était parti si loin. Ça a duré trois mois, jusqu’aux grandes vacances. J’ai passé un mois avec papa et puis la fin des vacances chez maman. C’est en quittant papa que j’ai appris que désormais j’allais vivre avec maman, dans un nouveau village. La chaise de la cuisine était toujours orange, le plastique froid. Je n’ai pas pleuré, je n’ai rien dit, je me savais déjà impuissant. Je n’ai rien dit. Il faisait grand jour dans la cuisine. Ils se tenaient debout devant la fenêtre, en contre-jour, comme deux corps sombres méconnaissables, annonçant la sentence. J’irai dans une nouvelle école, je me ferai de nouveaux copains. J’aurai un chien. Ils m’ont demandé si ça me faisait plaisir : une nouvelle école, des nouveaux amis, un chien. Je n’ai rien dit. Tout ça s’était tellement injuste. Une si grande punition. Personne ne m’avait demandé ce que je voulais, moi, et cette décision ne pouvait pas être la mienne. Personne ne s’était jusque là soucié de savoir si ça me plairait d’aller dans une nouvelle école. Si ça me plairait de quitter Pierre, mon copain depuis le jour de mes premiers souvenirs. Si ça me plairait de quitter ma maison, mon père. D’avoir un chien. On n’avait jamais eu de chien et j’aurais préféré que l’on reste ensemble plutôt que d’en avoir un. Je l’ai appelé Pierre. Maman n’était pas d’accord au début et puis elle a cédé, parce que la punition était déjà bien assez grande et qu’au moins dans toute cette histoire j’avais le droit d’appeler mon chien comme je voulais. C’était une chienne. Pierre c’est aussi féminin, on dit bien une pierre, non !?
Finalement chez ma mère, je me suis demandé si j’y étais à ma place. Je me posais la question parce que justement je ne m’y sentais pas. C’était la première fois que je ressentais cela. Comme une sorte de malaise intérieur. L’absence de goût dans la bouche, un vide dans le ventre. L’esprit entre ici et ailleurs. Tout un corps qui devient une tête à penser, à se demander. Tenter de trouver des réponses, ne pas pouvoir abandonner et accepter pour continuer, recommencer à vivre. Qu’est-ce qu’il fait papa tout seul ? Est-ce que ce n’était tout de même pas mieux avant ? Un peu plus juste, plus normal, plus vrai ? Qu’est-ce que je fais là, ici, ailleurs, là où je n’aurais jamais dû être si mes parents avaient continué à s’aimer ? Pourquoi ils n’ont pas réussi à s’aimer encore ? Des pourquoi j’en avais plein, c’étaient les questions les plus dures, parce que les plus profondes et les plus secrètes. Celles qui me restaient sans réponses et qui revenaient sans cesse, entraînant parfois même de nouvelles vagues, déferlantes d’incompréhension, de vide dans mon ventre, d’envolées vers un entre-monde, vers une bouche qui ne goûte plus. Vers l’impuissance de colères intérieures vaines et apaisées le long des mes joues fragilisées. J’avais perdu ma place dans ma vie d’avant et je cherchais à la retrouver dans ce nouveau village, cette nouvelle école, avec cette nouvelle maman, loin de mon ancien papa. Pierre, mon chien ma nouvelle amie, était souvent serrée contre ma poitrine.

(…)

Soi-disant, c’était une idée de mon père. Soi-disant, ça me ferait du bien. Soi-disant, je rencontrerais de nouveaux copains. Moi, dix ans, je n’avais pas besoin de nouveaux copains. Moi, dix ans, je préférais jouer seul dans ma chambre, regarder les dessins animés, lire les livres que maman m’achetait, ne rien faire plutôt que de courir après un ballon. Moi, dix ans, je découvrais que désormais celui qui avait toujours était « papa » dans la bouche de maman était désormais « ton père. » Ainsi elle me signifiait qu’il n’était plus du tout à elle comme au temps où elle partageait encore « papa » avec moi. Non, dorénavant, il n’était plus son mari et je pouvais l’avoir pour moi tout seul. « Ton père. » Mon père avait donc eu l’idée de m’inscrire dans un club de foot et il l’avait partagée avec maman. Elle s’était alors chargée du reste et, bien que pas très emballé à l’idée de devenir footballeur, j’avais aimé le fait qu’il ait gardé de l’influence sur elle, via mon éducation. J’avais aimé que ma mère agisse suite à une décision prise par mon père, quand bien même je ne la partageais pas, comme au temps d’avant où papa disait à maman qu’il était temps d’aller me coucher et qu’elle s’exécutait, au-delà de mes tentatives de dissuasion quand la télé avait encore tellement de choses à me raconter et que je n’avais pas sommeil. « Tu as entendu Papa !? » Je n’y pouvais dès lors plus rien.
Perdu au milieu du gazon vert, je retenais donc que si je venais y passer mes mercredis et samedis après-midis c’était bien à cause de mes parents, des deux ensemble. Et en effet, ça me faisait du bien de venir jouer au foot. Ça me faisait du bien parce que j’avais l’impression d’avoir à nouveau un papa et une maman. J’étais comme tous les autres gamins, mon père m’avait acheté ma tenue et ma mère venait me chercher à la fin de l’entraînement. Et souvent les deux venaient me voir jouer ensemble. J’aimais ces matches où mon père et ma mère redevenaient papa et maman aux yeux de mes coéquipiers et dans mon cœur. Je sentais bien que je n’avais rien à faire sur un terrain de foot, que je n’avais aucune des qualités requises, il suffisait de regarder les autres jouer, mais la joie que je ressentais à les voir à nouveau réunis pour l’occasion compensait tout l’ennui que j’éprouvais sur cette pelouse qui n’était pas la mienne. Certes j’aurais aimé goûter un instant à la joie de ce jeu, j’aurais aimé apprivoiser un instant le ballon et le sentir obéir à mon pied agile pour inscrire un but et voir toute l’équipe se diriger vers moi pour me fêter en héros. Oui j’aurais aimé vivre cette fièvre-là, un court instant, mais je savais que je n’aurais jamais changé une minute de mes parents ensemble sur le bord du terrain contre le plus beau des buts et la plus belle des émotions du ballon rond. Ainsi, bien que ne m’y sentant pas à ma place, j’étais heureux d’être sur les terrains. J’y avais trouvé quelque chose de très personnel et c’était bien là le plus important.

(…)

Le mois qui a suivi, je suis retourné dans ma maison, dans mon village, chez mon papa. C’était là le deuxième mois des un mois sur deux de grandes vacances. C’était comme ça depuis déjà un an. Un week-end sur deux, une semaine de vacances sur deux, une pensée sur deux, un parent sur deux : c’était papa. J’avais la sensation de ne pas être entier parfois, ou bien c’était tout le contraire et je me sentais double. C’était en fait la même chose, si je n’étais pas entier avec l’un ou l’autre de mes parents c’est qu’une partie de moi était restée avec l’autre. Je me dédoublais ainsi. J’ai su très jeune ce qu’était le don d’ubiquité. Bien des gens n’en connaissent pas la signification, à dix ans je l’avais déjà vécu et expérimenté. Etre ici et là-bas à la fois, au même instant. Pendu au téléphone, les yeux fermés, le corps ici, l’esprit là-bas. Les yeux fermés, puis un jour grand ouverts, allongé dans mon lit, le corps ici, l’esprit là-bas. Assis sur le siège arrière de la voiture de mon père qui me ramène après ce fameux deuxième mois, le sien, le nôtre. Assis avec mes yeux qui me regardent dans le rétroviseur et qui voient mon corps dans la voiture et qui voient mon corps déjà chez maman, mon corps encore chez papa. L’étirement du corps de celui qui cherche à savoir où il est. L’étirement de l’âme le long du fil qui relie deux vies qui vivent dans le même corps. Des kilomètres élastiques qui s’allongent et se tendent et qui claquent dans les doigts et qui mouillent les yeux. L’élastique se tend, je perds maman pour gagner papa. L’élastique se tend, je revois maman et papa s’en va.  Les yeux dans le rétroviseur qui me regardent et me demandent où je suis, où je vais, d’où je viens. Des yeux qui fixent et qui ne lâchent rien. Des yeux qui veulent savoir. Des yeux qui ne savent pas. Des yeux qui font mal au cœur. Des yeux qui se ferment. Des yeux qui ont envie de pleurer. Mes yeux, à moi, sur le siège arrière de la voiture de papa. Papa qui conduit tout seul, sans maman à côté comme avant. Papa qui ne dit plus rien, parce que c’est déjà le trajet du retour et que le trajet de retour n’est pas le trajet de l’aller. Le trajet de l’aller est plein de paroles joyeuses, de projets, de questions, d’envie de savoir, d’excitation, de retrouvailles, de sourires dans le rétroviseur. Le trajet du retour est silencieux. Un silence qui pèse et qui hurle dans nos oreilles que c’est fini. Un silence sans question parce que chacun n’a pas envie de savoir, parce que chacun sait déjà. Un silence qui laisse entendre les kilomètres élastiques qui s’allongent et qui me disent attention ça va lâcher et ça va couler sur tes joues. Alors je leur réponds en gueulant que je sais. Que je sais ! Je sais que papa est triste lui aussi, qu’il ne peut pas regarder dans le rétroviseur parce qu’il va y voir mes yeux et ses yeux dans mes yeux, nos yeux dans nos yeux, c’est dangereux quand on conduit sur le chemin du retour. Je sais aussi que papa après il sera tout seul. Moi j’aurai maman, lui, il aura une voiture vide et un silence qui hurle et un rétroviseur qu’il ne pourra toujours pas regarder parce que pas d’yeux du tout c’est bien pire encore que des yeux qui se ferment avant de pleurer. Et quand les kilomètres auront fini de s’étirer, il lui restera une maison vide avec soudain un « papa !? » prononcé par le silence, ce foutu silence qui dit tout. Tout ce qu’on ne veut pas entendre. Alors ce sera bien normal que je reste un peu avec lui et que je ferme les yeux pour utiliser mon don d’ubiquité. Je resterai comme ça encore un peu, pas trop longtemps, pour ne pas me faire mal à trop étirer mon corps et mon âme. Dans un week-end sur deux on se retrouvera et ça ira mieux.

(…)

 

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Commentaires :

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  • Xedap dit :
    06/10/2008 à 12h 12min

    Le 24 décembre, je fête mes 80 balais. J'aimerai pouvoir m'exprimer comme toi. À te lire, je me rends compte que ma prose, sur une vie riche en aventures humaines, n’est que sèches banalités sur le papier de mon ordinateur. Je t'écris du Vietnam où je continue une vie passionnante à la rencontre et à la compréhension des autres.

  • Sophie dit :
    11/7/2008 à 12h 12min

    Bouleversante cette nouvelle. Le mal être de l'enfant est palpable, ce qu'il vit après la séparation de ses parents et terrible. Très bien écrit, avec de mots simples et forts à la fois, des phrases qui vous transpercent, qui vous font découvrir avec beaucoup de pudeur ce qu'un enfant ressent lorsque la famille éclate.

  • Jacqueline dit :
    06/7/2008 à 12h 12min

    J’entends un cri, un cri qui n’en finit pas, un cri qui n’en finit pas de crier. Il devient assourdissant. J’ai envie de crier avec vous pour mieux vous faire entendre, mais trop d’émotion m’étreint la gorge pour émettre le moindre son. Pouvoir écrire en pleurant, çà sert à çà aussi l’écriture.




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